Chacun sait que l’oeuvre d’Ernst Jünger a successivement fait apparaître quatre grandes Figures, correspondant chacune à une période bien distincte de sa vie. Il s’agit, chronologiquement, du Soldat du front, du Travailleur, du Rebelle et de l’Anarque. A travers ces Figures se laisse deviner l’intérêt passionné que Jünger a toujours porté au monde des formes, qui pour lui ne sauraient résulter du hasard, mais constituent autant de configurations canalisant, à des niveaux différents, les modalités d’expression du sensible: l’«histoire» du monde est avant tout morphogenèse. En tant qu’entomologiste, Jünger était par ailleurs tout naturellement porté aux classifications. Au-delà de l’individu, il identifie l’espèce ou le genre. On peut y voir une manière subtile de récuser l’individualisme: «L’unique et le typique s’excluent», écrit-il. L’univers tel que le voit Jünger est donc un univers où des Figures confèrent aux époques leur signification métaphysique. Nous voudrions, dans ce bref exposé, montrer ce qui rapproche et différencie les grandes Figures identifiées par Jünger, et comment elles s’articulent entre elles.
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En 1963, dans son livre intitulé Typus, Namen, Gestalt (1), Jünger écrit: «Figure et Type sont les formes supérieures de la vision. La conception des Figures confère un pouvoir métaphysique, l’appréhension des Types un pouvoir intellectuel». Nous reviendrons sur cette distinction entre la Figure et le Type. Mais notons tout de suite que Jünger relie l’aptitude à les discerner à une forme supérieure de la vision, c’est-à-dire à une vision qui va au-delà des apparences immédiates pour rechercher et identifier des archétypes. Mieux encore, il laisse entendre que cette forme supérieure de la vision se confond avec son objet, c’est-à-dire avec la Figure et le Type. Plus loin, il précise «Le Type n’apparaît pas dans la nature, ni la Figure dans l’univers. Tous deux doivent être déchiffrés dans les phénomènes, comme une force dans ses effets ou un texte dans ses caractères». Enfin, il affirme qu’il existe une «puissance typificatrice de l’univers», qui «cherche à percer depuis l’indifférencié», et que cette puissance «agit sur la vision directement», suscitant d’abord une «connaissance ineffable: l’intuition», puis une dénomination: «Les choses ne portent pas de nom, les noms leur sont conférés».
Ce souci de dépasser les apparences immédiates ne doit pas être mal interprété. Jünger ne nous propose pas une nouvelle version du mythe platonicien de la caverne. Il ne suggère pas de rechercher dans le monde les traces d’un autre monde. Dans Le Travailleur, au contraire, il dénonçait déjà «le dualisme du monde et de ses systèmes». De même, dans son Journal parisien, écrivait-il: «Le visible contient tous les signes qui mènent à l’invisible. Et l’existence de celui-ci doit pouvoir être démontrée dans le modèle visible». Pour Jünger, il n’y a donc de transcendance que dans l’immanence. Et quand il entend chercher les «choses qui sont derrière les choses», pour reprendre l’expression qu’il emploie dans sa «Lettre au bonhomme de la Lune», c’est en étant convaincu, comme Novalis, que «le réel est aussi magique que le magique est réel» (2).
On commettrait également une grave erreur en assimilant le Type à un «concept» et la Figure à une «idée». «Un Type, écrit Jünger, est toujours plus fort qu’une idée, à plus forte raison qu’un concept». En effet, le Type est appréhendé par la vision, c’est-à-dire comme image, alors que le concept ne peut être saisi que par la pensée. Là encore, par conséquent, appréhender la Figure ou le Type, ce n’est pas quitter le monde sensible pour lui en opposer un autre, qui en constituerait la cause première, mais rechercher dans le monde sensible la dimension invisible que constitue la «puissance typificatrice»: «Nous reconnaissons les individus: le Type agit comme la matrice de notre vision […] Ce qui montre bien que ce n’est pas tant le Type que nous percevons mais en lui et derrière lui, la puissance du fond typificateur». Le mot allemand pour Figure est Gestalt, que l’on traduit généralement par «forme» (3). La précision n’est pas sans importance, car elle confirme que la Figure est ancrée dans le monde des formes, c’est-à-dire dans le monde sensible, au lieu d’être une idée platonicienne, qui ne trouverait dans ce monde qu’un reflet médiocre et déformé. Goethe, en son temps, avait été consterné d’apprendre que Schiller regardait sa Plante originelle (Urpflanze) comme une idée. C’est le même contresens, ainsi que Jünger l’a lui-même souligné, que l’on fait souvent sur la Figure. La Figure est du côté de la vision comme elle est ducôté de l’Etre, qui est consubstantiel au monde. Elle n’est pas du côté du verum, mais du certum.
Voyons maintenant ce qui distingue la Figure et le Type. Par rapport à la Figure, plus englobante, mais aussi plus floue, le Type est plus limité. Ses contours sont relativement nets, ce qui en fait une sorte d’intermédiaire entre le phénomène et la Figure: «Il est, dit Jünger, l’image modèle du phénomène et l’image garante de la Figure». La Figure a une plus grande extension que le Type. Elle excède le Type, comme la matrice qui donne la forme excède cette forme même. En outre, si le Type qualifie une famille, la Figure tend plutôt à qualifier un règne ou une époque. Des Types différents peuvent coexister les uns à côté des autres, tandis qu’en un même temps et lieu, il n’y a place que pour une seule Figure. De ce point de vue, le rapport entre la Figure et le Type es comparable au rapport de l’Un et du multiple. (C’est pourquoi Jünger écrit: «Le monothéisme ne peut connaître, en stricte logique, qu’une seule Figure. C’est pourquoi il ravale les dieux au rang de Types»). Ce qui revient à dire que la Figure n’est pas seulement un Type plus étendu, mais qu’entre la Figure et le Type, il y a aussi une différence de nature. Aussi la Figure peut-elle susciter des Types, en leur assignant une mission et un sens. Jünger prend l’exemple de l’océan, en tant qu’étendue distincte de toutes les mers particulières: «L’Océan est formateur de Types; il n’a pas un Type, il est Figure». L’homme peut-il poser la Figure comme il pose le Type? Jünger dit qu’il n’y a pas de réponse univoque à cette question, mais il tend néanmoins à répondre par la négative. «La Figure peut être subie, mais non posée», écrit-il. Cela signifie que la Figure ne peut être conjurée par les mots ni enfermée dans la pensée. Alors que l’homme peut aisément nommer les Types, il a beaucoup plus de mal à le faire s’agissant d’une Figure: «Le risque est plus important, car on sollicite l’indifférencié dans une bien plus large mesure que dans la dénomination des Types». Le Type dépend de l’homme, qui se l’approprie en le nommant, alors que la Figure ne peut être appropriée. «A la dénomination des Types, souligne Jünger, est liée une prise de possession par l’homme. En revanche, là où des Figures sont nommées par des noms, nous sommes en droit de supposer qu’il y a d’abord eu prise de possession de l’homme». C’est que l’homme n’a pas accès à la «patrie des Figures»: «Ce qui est conçu comme Figure est déjà du configuré».
En tant qu’elle est de l’ordre de la métaphysique, la Figure est surgissement. Elle fait signe à l’homme, le laissant libre de l’ignorer ou de la reconnaître. Mais l’homme ne peut la saisir par la seule intuition. Connaître oureconnaître la Figure implique un contact plus profond, comparable à la saisie d’une parenté. Jünger n’hésite pas ici à parler de «divination». C’est que la Figure est dévoilement, sortie de l’oubli au sens heideggerien — sortie des couches les plus profondes de l’indifférencié, dit Jünger —, et donc par là
présence de l’Etre. Mais en même temps, en tant qu’elle se dévoile, qu’elle accède à l’apparence et au pouvoir effectif, elle «perd son essence» — comme un Dieu qui choisit de s’incarner dans une forme humaine. Et c’est dans cette «dévaluation» de son statut ontologique que réside la possibilité pour l’homme de connaître ce qui le re-lie à cette Figure dont il ne peut s’emparer par la pensée ou le nom. Ainsi la Figure est-elle la «représentation la plus haute que l’homme puisse se faire de l’innommé et de sa puissance».
A la lumière de ce qui précède, peut-on dire que les quatre Figures jüngeriennes énumérées plus haut sont bien des Figures, et non pas des Types? En toute rigueur, seul le Travailleur répond pleinement à la définition dans la mesure où il qualifie une époque. Le Soldat, le Rebelle et l’Anarque seraient plutôt des Types. Nous les examinerons rapidement l’un après l’autre.
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Le Soldat du front (Frontsoldat) est d’abord le témoin de la fin des guerres classiques, de ces guerres qui donnaient la priorité au geste chevaleresque, s’ordonnaient autour des notions de gloire et d’honneur, épargnaient le plus souvent les civils et distinguaient nettement entre le front et l’arrière. «Autrefois, a dit Jünger, alors que nous rampions dans les cratères de bombes, nous croyions encore que l’homme était plus fort que le matériel. Cela devait s’avérer une erreur». Désormais, en effet, le «matériel» compte plus
que le facteur humain. Ce facteur matériel signe l’irruption et la domination de la technique. La technique impose sa loi, qui est celle de l’impersonnalité et de la guerre totale — une guerre à la fois massive et d’une abstraite cruauté. Du même coup, le Soldat devient lui aussi un acteur impersonnel. Son héroïsme lui-même est impersonnel, car ce qui compte le plus pour lui n’est plus le but ni l’issue du combat. Ce n’est pas de vaincre ou d’être vaincu, d’être tué ou de survivre. Ce qui compte, c’est la disposition d’esprit qui le conduit à accepter son sacrifice anonyme. En ce sens, le Soldat du front est par définition un Soldat inconnu, qui fait corps, dans tous les sens du terme, avec l’ensemble auquel il appartient, à la façon de l’arbre qui n’est qu’une partie mais une incarnation exemplaire de la forêt.
Il en va de même du Travailleur, qui apparaît chez Jünger en 1932, dans un célèbre ouvrage dont le sous-titre est : «Domination et Figure» (4). Le point commun du Soldat et du Travailleur, c’est l’impersonnalité active. C’est aussi qu’ils sont tous les deux des enfants de la technique. Car la même technique qui a transformé la guerre en «travail» monotone, faisant disparaître dans la boue des tranchées l’esprit chevaleresque du passé, a aussi transformé le monde en un vaste chantier que l’homme arraisonne désormais pour le soumettre de part en part aux impératifs du rendement. Soldat et Travailleur, enfin, ont le même ennemi: le méprisable bourgeois libéral, ce «dernier homme» annoncé par Nietzsche, qui vénère l’ordre moral, l’utilité et le profit. Aussi le Travailleur et le Soldat rentré du front veulent-ils tous deux détruire pour créer, abandonner les derniers oripeaux de l’individualisme pour fonder un monde nouveau sur les ruines de cette «forme pétrifiée de la vie» qu’était l’ordre ancien.
Cependant, tandis que le Soldat n’était que l’objet passif du règne de la technique, le Travailleur entend s’identifier activement à lui. Loin d’en être l’objet, ou d’en subir les manifestations, c’est au contraire en toute conscience qu’il cherche à faire sienne la puissance de la technique, qu’il croit appelée à abolir la différence des classes, le temps de paix et le temps de guerre, le monde des civils et celui des militaires. Le Travailleur n’est plus ce «sacrifié qui porte les fardeaux dans les grands déserts de feu», dont parlera encore Jünger dans Le traité du Rebelle, mais un être entièrement tendu vers la mobilisation totale. La Figure du Travailleur excède donc largement le Type du Soldat du front. Pour le Travailleur, qui rêve tout à la fois d’une vie spartiate, prussienne ou bolchevique, où l’individu serait définitivement surclassé par le Type, la Grande Guerre n’a été que la forge où s’est trempée une autre façon d’être au monde. Le Soldat, sur le front, se bornait à intégrer de nouvelles normes d’existence collective. Le Travailleur, lui, entend les transplanter dans la vie civile, en faire la loi de la société tout entière. Le Travailleur n’est donc pas seulement l’homme qui travaille (acception la plus commune), pas plus qu’il n’est l’homme d’une classe sociale, c’est-à-dire d’une catégorie économique déterminée (acception historique). Il est Travailleur dans une acception métaphysique: en tant qu’il révèle le Travail comme la loi générale d’un monde qui s’assigne lui-même tout entier dans l’effectivité et le rendement, y compris au sein du loisir ou du repos.
Cette conception esthétique et volontariste de la technique, assortie d’un décisionnisme de tous les instants, qui pose le monde du Travail comme antagoniste de l’univers bourgeois, et d’une volonté nietzschéenne de «transmuter toutes les valeurs», qui sous-tendait déjà le «nationalisme soldatique» du Jünger des années vingt, s’est résumée quelque temps dans la formule du «réalisme héroïque». Cependant, sous l’influence des événements, la réflexion de Jünger va bientôt subir une inflexion décisive, qui va l’entraîner dans une autre direction. Le tournant correspond au livre Sur les falaises de marbre (5), qui paraît en 1939. Les héros du récit, les deux frères herboristes de la Grande Marina, confrontés à l’horreur où conduit inexorablement l’entreprise du Grand Forestier, découvrent qu’il est des armes plus fortes que celles qui transpercent et qui tuent. Mais Jünger, à cette époque, n’a pas seulement été instruit par la montée du nazisme. Il a aussi subi l’influence de son frère, Friedrich Georg Jünger, qui fut l’un des premiers, dans un ouvrage célèbre (6), à opérer une critique radicale de l’arraisonnement technicien. En tant qu’enfants de la technique, le Soldat et surtout le Travailleur étaient du côté des Titans. Or, Jünger voit désormais que le règne titanesque de l’élémentaire conduit tout droit au nihilisme. Il comprend que le monde ne doit être ni interprété ni changé, mais regardé comme la source même du dévoilement de la vérité (alèthéia). Il comprend que la technique n’est pas nécessairement antagoniste des valeurs bourgeoises, et qu’elle ne transforme le monde qu’en généralisant le désert. Il comprend que, derrière l’histoire, l’intemporalité renvoie à des catégories plus essentielles, et que le temps humain, scandé par les rouages de la montre, est un «temps imaginaire», fondé sur un artifice qui a rendu les hommes oublieux de leur appartenance au monde, un temps qui fixe la nature de leurs actions au lieu d’être fixé par elles, alors que le sablier est au contraire une «horloge élémentaire», dont l’écoulement obéit aux lois de la nature — temps cyclique par conséquent, et non pas linéaire. Jünger, en d’autres termes, réalise maintenant que le déchaînement des Titans est d’abord révolte contre les Dieux. C’est pourquoi il congédie Prométhée. Aux Figures collectives vont maintenant succéder des Figures personnelles. Face au despotisme totalitaire, les héros des Falaises de marbre choisissaient le retrait, la prise de distance. Par là, ils annonçaient déjà l’attitude du Rebelle, dont Jünger écrira: «Est Rebelle (…) quiconque est mis par la loi de sa nature en rapport avec la liberté, relation qui l’entraîne dans le temps à une révolte contre l’automatisme et à un refus d’en admettre la conséquence éthique, le fatalisme» (7).
On voit par là que la Figure du Rebelle est en rapport direct avec une méditation sur la liberté — et aussi sur l’exclusion, car le Rebelle est également un banni. Le Rebelle est encore un combattant, comme pouvait l’être le Soldat du front, mais c’est un combattant qui a répudié l’impersonnalité active, parce qu’il entend conserver sa liberté vis-à-vis de la cause qu’il défend. En ce sens, le Rebelle ne saurait s’identifier à système ou à un autre, même à celui pour lequel il se bat. Il n’est à l’aise dans aucun d’eux. Si le Rebelle choisit la mise à l’écart, c’est avant tout pour se préserver des forces d’anéantissement. Pour rompre l’encerclement, pourrait-on dire en utilisant une métaphore militaire que Jünger emploie lui-même quand il écrit: «L’incroyable encerclement de l’homme a été préparé de longue date par les théories qui visent à donner du monde une explication logique et sans faille et qui progressent du même pas que les développements de la technique». «Le chemin mystérieux va vers l’intérieur», disait Novalis. Le Rebelle est un émigré de l’intérieur, qui cherche à préserver sa liberté au coeur de ces forêts où s’entrecroisent des «chemins qui ne mènent nulle part». Cependant, ce refuge est ambigu, car ce sanctuaire d’une vie organique qui n’a pas encore été absorbée par la mécanisation du monde, dans la mesure même où il constitue un univers étrangers aux normes humaines, représente aussi la «grande maison de la mort, le siège du danger destructeur». Aussi la position du Rebelle ne peut-elle être qu’une position provisoire.
C’est dans Eumeswil, en 1977, qu’apparaît la dernière Figure nommée par Jünger, la Figure de l’Anarque (8). Venator, le héros de ce livre «postmoderne» qui se veut une continuation d’Heliopolis, et dont l’action se déroule au IIIe millénaire, n’a plus besoin de recourir à la forêt pour n’être pas touché par le nihilisme ambiant. Il lui suffit d’avoir atteint cette hauteur qui lui permet de tout observer à distance sans même avoir besoin de s’éloigner. Typique à cet égard est son attitude vis-à-vis du pouvoir. Alors que l’anarchiste veut faire disparaître le pouvoir, l’Anarque se contente de rompre tout lien avec lui. L’Anarque n’est pas l’ennemi du pouvoir ou de l’autorité, mais il ne cherche pas à s’en emparer, car il n’en a pas besoin pour devenir ce qu’il est. L’Anarque est souverain par lui-même — ce qui revient à dire qu’à travers lui se marque la distance existant entre la souveraineté, qui n’a pas besoin du pouvoir, et le pouvoir, qui ne confère pas toujours la souveraineté. «L’Anarque, écrit Jünger, n’est pas le partenaire du monarque, mais son antipode, l’homme que le puissant n’arrive pas à saisir, bien que lui aussi soit dangereux. Il n’est pas l’adversaire du monarque, mais son pendant». Véritable caméléon, l’Anarque s’adapte à toutes choses, parce que rien ne l’atteint. Il est au service de l’histoire tout en étant au-delà de l’histoire. Il vit dans tous les temps à la fois, présent, passé et futur. Ayant franchi le mur du temps, il est dans la position de l’étoile polaire, celle qui reste fixe tandis que la voûte étoilée tourne toute entière autour d’elle, axe central ou moyeu, «centre de la roue où s’abolit le temps». Ainsi, il peut veiller sur l’«éclaircie», qui représente l’endroit et le moment de re-manifestation des divins. Par quoi l’on voit, comme l’écrit Claudie Lavaud à propos de Heidegger, que le salut est «dans le demeurer, et non dans le franchissement, dans le méditer et non dans le calculer, dans la piété commémorante qui laisse venir à la pensée le dévoilement et l’oubli, qui sont ensemble l’essence de l’alèthéia» (9).
Ce qui distingue le Rebelle de l’Anarque, c’est donc la qualité de leur mise à l’écart volontaire: retrait horizontal chez le premier, retrait vertical chez le second. Le Rebelle a besoin de se réfugier dans la forêt, parce qu’il est un homme sans pouvoir ni souveraineté, et que c’est seulement ainsi qu’il peut rester titulaire des conditions de sa liberté. L’Anarque lui aussi est sans pouvoir, mais c’est précisément parce qu’il est sans pouvoir qu’il est souverain. Le Rebelle est encore un révolté, tandis que l’Anarque est au-delà de la révolte. La démarche du Rebelle est ordonnée au secret — il se cache dans ce qui dérobe à la vue —, tandis que l’Anarque se tient en pleine lumière. Enfin, alors que le Rebelle a été banni par la société, l’Anarque a banni lui-même la société. Il n’a pas été exclu par elle; il s’en est affranchi.
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L’avènement du Rebelle et de l’Anarque a relégué à l’arrière-plan le souvenir du Soldat du front, mais il n’a pas mis un terme au règne du Travailleur. Certes, Jünger a changé d’opinion sur ce qu’il faut en attendre, mais la conviction que cette Figure est bien celle qui domine le monde d’aujourd’hui ne l’a jamais abandonné. Le Travailleur, défini comme «le premier Titan qui parcourt la scène de notre temps», est bien le fils de la Terre, l’enfant de Prométhée. Il incarne cette puissance «tellurique» dont la technique moderne est l’instrument. Et il est aussi une Figure métaphysique, car la technique moderne n’est rien d’autre que l’essence réalisée d’une métaphysique qui a conduit l’homme à se poser en sujet d’un monde transformé en objet. Aussi entretient-il avec l’homme une dialectique d’appropriation: il possède l’homme dans la mesure même où l’homme croit posséder le monde en s’identifiant à lui. Pourtant, dans la mesure même où ils sont les représentants des puissances élémentaires et telluriques, les Titans restent porteurs d’un message dont le sens commande nos existences. Jünger ne les regarde plus comme des alliés, mais il ne les considère pas non plus comme des ennemis. Comme à son habitude, Jünger se fait sismographe: il pressent que le règne des Titans annonce le retour des Dieux, et que le nihilisme constitue un point de passage obligé vers la régénération du monde. En finir avec le nihilisme impose donc de le vivre jusqu’au bout — de «passer la ligne» qui correspond au «méridien zéro» — car, comme le dit Heidegger, l’arraisonnement (Gestell) est encore un mode de l’être, et non pas seulement son occultation. C’est pourquoi, si Jünger voit dans le Travailleur une menace, il dit aussi que cette menace peut être salvatrice, car c’est par elle, et à travers elle, qu’il sera possible d’épuiser le danger.
Jünger écrit que, chez l’homme, l’aptitude à poser des Types procède d’un «pouvoir magique». Il constate aussi que cette aptitude humaine est aujourd’hui en déclin. Enfin, il suggère que l’on assiste de nos jours à une montée de l’indifférencié, c’est-à-dire à un «dépérissement des Types», signe le plus visible qu’un monde ancien est en train de s’effacer devant un monde nouveau, dont les Types ne se sont pas encore révélés et ne peuvent donc encore être nommés: «Pour parvenir à concevoir des Types nouveaux, écrit-il, l’esprit doit fondre les anciens (…) Ce n’est qu’aux lueurs de l’aube que l’indifférencié peut recevoir des noms nouveaux». C’est pourquoi il se veut finalement confiant: «Il est prévisible que l’homme recouvrera son aptitude à la position des Types et rentrera ainsi dans sa compétence suprême».
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On voit bien en quoi différent les deux couples que forment, d’un côté, le Soldat du front et le Travailleur, et de l’autre, le Rebelle et l’Anarque. Mais on aurait tort d’en conclure que le «second Jünger», celui d’après Les falaises de marbre, est l’antithèse du premier. Ce «second Jünger» représente bien plutôt un développement, qui s’est donné libre cours, d’un penchant présent dès le début, mais que l’oeuvre de l’écrivain-soldat ou du polémiste nationaliste avait fait oublier. Dans les premiers livres de Jünger, aussi bien dans La guerre notre mère que dans Sturm, on voit en effet s’exprimer, comme en filigrane du récit, une incontestable tendance à la vita contemplativa. Dès le début, Jünger manifeste une aspiration à la réflexion méditative, que les descriptions de combats ou les appels à l’action ne parviennent pas à masquer. De cette aspiration témoigne tout particulièrement la première version du Coeur aventureux (10), où se donne à lire, non pas seulement le souci d’une certaine poétique littéraire, mais aussi une réflexion, que l’on pourrait qualifier tout à la fois de minérale et de cristalline, sur l’immuabilité des choses et sur ce qui, au sein même de l’instant, relève des signes cosmiques et d’une reconnaissance de l’infini, nourrissant ainsi cette «vision stéréoscopique» où deux images planes se fondent en une image unique pour en révéler la dimension de profondeur.
Il n’y a donc pas de contradiction entre les quatre Figures dont nous avons parlé, mais une progression dans l’approfondissement, une sorte d’épure de plus en plus fine qui a conduit Jünger, d’abord acteur de son temps, puis juge et critique de son temps, à se placer finalement au-dessus du temps pour témoigner de ce qui était avant le siècle qui fut le sien et qui viendra après lui. Dans Le Travailleur, on lisait déjà: «Plus nous nous vouons au changement, plus nous devons être intimement persuadés que se cache derrière lui un être calme». Jünger, au cours de sa vie, n’a cessé de se rapprocher de cet «être calme». En passant de l’action manifeste à la nonaction apparente, en allant pourrait-on dire de l’étant vers l’Etre, il a accompli une progression existentielle qui l’a finalement amené à occuper lui-même la place de l’Anarque, ce centre immobile, ce «point central de la roue tournoyante» d’où procède tout mouvement.
Notes
1. Ernst Klett, Stuttgart (trad. fr. : Type, nom, figure, Christian Bourgois, Paris 1996).
2. Blätter und Steine, Hanseatische Verlagsanstalt, Hamburg 1934.
3. Le premier tome (1916) du Déclin de l’Occident, d’Oswald Spengler, portait déjà en sous-titre: Gestalt und Wirklichkeit. «La Gestalt, écrit Gilbert Merlio, c’est la Forme des formes, ce qui “informe” la réalité à la manière de l’entéléchie aristotélicienne, c’est l’unité morphologique que l’on perçoit sous la diversité du réel historique, l’idée formative (ou la Urpflanze!) qui lui donne cohérence et sens» («Les images du guerrier chez Ernst Jünger», in Danièle Beltran-Vidal, éd., Images d’Ernst Jünger, Peter Lang, Berne 1996, p. 35).
4. Der Arbeiter. Herrschaft und Gestalt, Hanseatische Verlagsanstalt, Hamburg 1932 (trad. fr.: Le Travailleur, Christian Bourgois, Paris 1989).
5. Auf den Marmorklippen, Hanseatische Verlagsanstalt, Hamburg 1939 (trad. fr.: Sur les falaises de marbre, Gallimard, Paris 1942).
6. Die Perfektion der Technik, Vittorio Klostermann, Frankfurt/M. 1946.
7. Der Waldgang, Vittorio Klostermann, Frankfurt/M. 1951 (trad. fr.: Traité du Rebelle ou Le recours aux forêts, Rocher, Monaco 1957).
8. Eumeswil, Klett-Cotta, Stuttgart 1977 (trad. fr.: Eumeswil, Table ronde, Paris 1978).
9. «“Über die Linie”: Penser l’être dans l’ombre du nihilisme», in Les Carnets Ernst Jünger, 1, 1996, p. 49.
10. Das Abenteuerliche Herz. Aufzeichnungen bei Tag und Nacht, Frundsberg, Berlin 1929 (trad. fr.: Le coeur aventureux 1929. Notes prises de jour et de nuit, Gallimard, Paris 1995).
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