Le philologue hongrois Akos Doma, formé en Allemagne et aux Etats-Unis, vient de sortir un ouvrage d’exégèse littéraire, mettant en parallèle les œuvres de Hamsun et de Lawrence. Leur point commun est une “critique de la civilisation”, concept qu’il convient de remettre dans son contexte. En effet, la civilisation est un processus positif aux yeux des “progressistes” qui voient l’histoire comme une vectorialité, pour les tenants de la philosophie de l’Aufklärung et les adeptes inconditionnels d’une certaine modernité visant la simplification, la géométrisation et la cérébralisation. Mais la civilisation apparaît comme un processus négatif pour tous ceux qui entendent préserver la fécondité incommensurable des matrices culturelles, pour tous ceux qui constatent, sans s’en scandaliser, que le temps est plurimorphe, c’est-à-dire que le temps de telle culture n’est pas celui de telle autre (alors que les tenants de l’Aufklärung affirment un temps monomorphe, à appliquer à tous les peuples et toutes les cultures de la Terre). A chaque peuple donc son propre temps. Si la modernité refuse de voir cette pluralité de formes de temps, elle est illusion.
Dans une certaine mesure, explique Akos Doma, Hamsun et Lawrence sont héritiers de Rousseau. Mais de quel Rousseau? Celui qui est stigmatisé par la tradition maurrassienne (Maurras, Lasserre, Muret) ou celui qui critique radicalement l’Aufklärung sans se faire pour autant le défenseur de l’Ancien Régime? Pour ce Rousseau critique de l’Aufklärung, cette idéologie moderne est précisément l’inverse réel du slogan idéal qu’elle entend généraliser par son activisme politique: elle est inégalitaire et hostile à la liberté, même si elle revendique l’égalité et la liberté. Avant la modernité du XVIIIième siècle, pour Rousseau et ses adeptes du pré-romantisme, il y avait une “bonne communauté”, la convivialité règnait parmi les hommes, les gens étaient “bons”, parce que la nature était “bonne”. Plus tard, chez les romantiques, qui, sur le plan politique, sont des conservateurs, cette notion de “bonté” est bien présente, alors qu’aujourd’hui on ne l’attribue qu’aux seuls activistes ou penseurs révolutionnaires. L’idée de “bonté” a donc été présente à “droite” comme à “gauche” de l’échiquier politique.
Mais pour le poète romantique anglais Wordsworth, la nature est “le théâtre de toute véritable expérience”, car l’homme y est confronté réellement et immédiatement avec les éléments, ce qui nous conduit implicitement au-delà du bien et du mal. Wordsworth est certes “perfectibiliste””, l’homme de sa vision poétique atteindra plus tard une excellence, une perfection, mais cet homme, contrairement à ce que pensaient et imposaient les tenants de l’idéologie des Lumières, ne se perfectionnera pas seulement en développant les facultés de son intellect. La perfection de l’homme passe surtout par l’épreuve de l’élémentaire naturel. Pour Novalis, la nature est “l’espace de l’expérience mystique, qui nous permet de voir au-delà des contingences de la vie urbaine et artificielle”. Pour Eichendorff, la nature, c’est la liberté et, en ce sens, elle est une transcendance, car elle nous permet d’échapper à l’étroitesse des conventions, des institutions.
Avec Wordsworth, Novalis et Eichendorff, les thématiques de l’immédiateté, de l’expérience vitale, du refus des contingences nées de l’artifice des conventions, sont en place. A partir des romantiques se déploie en Europe, surtout en Europe du Nord, une hostilité bien pensée à toutes les formes modernes de la vie sociale et de l’économie. Un Carlyle, par exemple, chantera l’héroïsme et dénigrera la “cash flow society“. C’est là une première critique du règne de l’argent. John Ruskin, en lançant des projets d’architecture plus organiques, assortis de plans de cités-jardins, vise à embellir les villes et à réparer les dégâts sociaux et urbanistiques d’un rationalisme qui a lamentablement débouché sur le manchestérisme. Tolstoï propage un naturalisme optimiste que ne partagera pas Dostoïevski, brillant analyste et metteur en scène des pires noirceurs de l’âme humaine. Gauguin transplantera son idéal de la bonté de l’homme dans les îles de la Polynésie, à Tahiti, au milieu des fleurs et des vahinés.
Hamsun et Lawrence, contrairement à Tolstoï ou à Gauguin, développeront une vision de la nature sans téléologie, sans “bonne fin”, sans espace paradisiaque marginal: ils ont assimilé la double leçon de pessimisme de Dostoïevski et de Nietzsche. La nature, pour eux, ce n’est plus un espace idyllique pour excursions, comme chez les poètes anglais du Lake District. Elle n’est pas non plus un espace nécessairement aventureux ou violent, ou posé a priori comme tel. La nature, chez Hamsun et Lawrence, est avant tout l’intériorité de l’homme, elle est ses ressorts intérieurs, ses dispositions, son mental (tripes et cerveau inextricablement liés et confondus). Donc, a priori, chez Hamsun et Lawrence, cette nature de l’homme n’est ni intellectualité ni pure démonie. C’est bien plutôt le réel, le réel en tant que Terre, en tant que Gaïa, le réel comme source de vie.
Face à cette source, l’aliénation moderne nous laisse deux attitudes humaines opposées: 1) avoir un terroir, source de vitalité; 2) sombrer dans l’aliénation, source de maladies et de sclérose. C’est entre les deux termes de cette polarité que vont s’inscrire les deux grandes œuvres de Hamsun et de Lawrence: L’éveil de la glèbe pour le Norvégien, L’arc-en-ciel pour l’Anglais.
Dans L’éveil de la glèbe de Hamsun, l’espace naturel est l’espace du travail existentiel où l’Homme œuvre en toute indépendance, pour se nourrir, se perpétuer. La nature n’est pas idyllique, comme celle de certains pastoralistes utopistes, le travail n’est pas aboli. Il est une condition incontournable, un destin, un élément constitutif de l’humanité, dont la perte signifierait dés-humanisation. Le héros principal, le paysan Isak est laid de visage et de corps, il est grossier, simple, rustre, mais inébranlable, il est tout l’homme, avec sa finitude mais aussi sa détermination. L’espace naturel, la Wildnis, est cet espace qui tôt ou tard recevra la griffe de l’homme; il n’est pas l’espace où règne le temps de l’Homme ou plus exactement celui des horloges, mais celui du rythme des saisons, avec ses retours périodiques. Dans cet espace-là, dans ce temps-là, on ne se pose pas de questions, on agit pour survivre, pour participer à un rythme qui nous dépasse. Ce destin est dur. Parfois très dur. Mais il nous donne l’indépendance, l’autonomie, il permet un rapport direct avec notre travail. D’où il donne sens. Donc il y a du sens. Dans L’arc-en-ciel (The Rainbow) de Lawrence, une famille vit sur un sol en toute indépendance des fruits de ses seules récoltes.
Hamsun et Lawrence, dans ces deux romans, nous lèguent la vision d’un homme imbriqué dans un terroir (ein beheimateter Mensch), d’un homme à l’ancrage territorial limité. Le beheimateter Mensch se passe de savoir livresque, n’a nul besoin des prêches des médias, son savoir pratique lui suffit; grâce à lui, il donne du sens à ses actes, tout en autorisant la fantaisie et le sentiment. Ce savoir immédiat lui procure l’unité d’avec les autres êtres participant au vivant.
Dans une telle optique, l’aliénation, thème majeur du XIXième siècle, prend une autre dimension. Généralement, on aborde la problématique de l’aliénation au départ de trois corpus doctrinaux:
1. Le corpus marxiste et historiciste: l’aliénation est alors localisée dans la seule sphère sociale, alors que pour Hamsun ou Lawrence, elle se situe dans la nature intérieure de l’homme, indépendemment de sa position sociale ou de sa richesse matérielle.
2. L’aliénation est abordée au départ de la théologie ou de l’anthropologie.
3. L’aliénation est perçue comme une anomie sociale.
Chez Hegel, puis chez Marx, l’aliénation des peuples ou des masses est une étape nécessaire dans le processus d’adéquation graduelle entre la réalité et l’absolu. Chez Hamsun et Lawrence, l’aliénation est plus fondamentale; ses causes ne résident pas dans les structures socio-économiques ou politiques, mais dans l’éloignement par rapport aux racines de la nature (qui n’est pas pour autant une “bonne” nature). On ne biffera pas l’aliénation en instaurant un nouvel ordre socio-économique. Chez Hamsun et Lawrence, constate Doma, c’est le problème de la coupure, de la césure, qui est essentiel. La vie sociale est devenue uniforme, on tend vers l’uniformité, l’automatisation, la fonctionalisation à outrance, alors que nature et travail dans le cycle de la vie ne sont pas uniformes et mobilisent constamment les énergies vitales. Il y a immédiateté, alors que tout dans la vie urbaine, industrielle et moderne est médiatisé, filtré. Hamsun et Lawrence s’insurgent contre ce filtre.
Dans la “nature”, surtout selon Hamsun et, dans une moindre mesure selon Lawrence, les forces de l’intériorité comptent. Avec l’avènement de la modernité, les hommes sont déterminés par des facteurs extérieurs à eux, tels les conventions, l’agitation politicienne, l’opinion publique qui leur donnent l’illusion de la liberté, alors qu’elles sont en fait l’espace de toutes les manipulations. Dans un tel contexte, les communautés se disloquent: chaque individu se contente de sa sphère d’activité autonome en concurrence avec les autres. Nous débouchons alors sur l’anomie, l’isolation, l’hostilité de tous contre tous.
Les symptômes de cette anomie sont les engouements pour les choses superficielles, pour les vêtements raffinés (Hamsun), signes d’une fascination détestable pour ce qui est extérieur, pour une forme de dépendance, elle-même signe d’un vide intérieur. L’homme est déchiré par les effets des sollicitations extérieures. Ce sont là autant d’indices de la perte de vitalité chez l’homme aliéné.
Dans le déchirement et la vie urbaine, l’homme ne trouve pas de stabilité, car la vie en ville, dans les métropoles, est rétive à toute forme de stabilité. Cet homme ainsi aliéné ne peut plus non plus retourner à sa communauté, à sa famille d’origine. Pour Lawrence, dont les phrases sont plus légères mais plus percutantes: “He was the eternal audience, the chorus, the spectator at the drama; in his own life he would have no drama” (Il était l’audience éternelle, le chorus, le spectateur du drame; mais dans sa propre vie, il n’y avait pas de drame). “He scarcely existed except through other people” (Il existait à peine, sauf au travers d’autres gens). “He had come to a stability of nullification” (Il en était arrivé à une stabilité qui le nullifiait).
Chez Hamsun et Lawrence, l’Entwurzelung et l’Unbehaustheit, le déracinement et l’absence de foyer, de maison, cette façon d’être sans feu ni lieu, est la grande tragédie de l’humanité à la fin du XIXième et au début du XXième. Pour Hamsun, le lieu est vital pour l’homme. L’homme doit avoir son lieu. Le lieu de son existence. On ne peut le retrancher de son lieu sans le mutiler en profondeur. La mutilation est surtout psychique, c’est l’hystérie, la névrose, le déséquilibre. Hamsun est fin psychologue. Il nous dit: la conscience de soi est d’emblée un symptôme d’aliénation. Déjà Schiller, dans son essai Über naive und sentimentalische Dichtung (= De la poésie naïve et sentimentale), notait que la concordance entre le sentir et le penser était tangible, réelle et intérieure chez l’homme naturel mais qu’elle n’est plus qu’idéale et extérieure chez l’homme cultivé (“La concordance entre ses sensations et sa pensée existait à l’origine, mais n’existe plus aujourd’hui qu’au seul niveau de l’idéal. Cette concordance n’est plus en l’homme, mais plane quelque part à l’extérieur de lui; elle n’est plus qu’une idée, qui doit encore être réalisée, ce n’est plus un fait de sa vie”).
Schiller espère une Überwindung (= un dépassement) de cette césure, par une mobilisation totale de l’individu afin de combler cette césure. Le romantisme, à sa suite, visera, la réconciliation de l’Etre (Sein) et de la conscience (Bewußtsein), combattra la réduction de la conscience au seul entendement rationnel. Le romantisme valorisera et même survalorisera l'”autre” par rapport à la raison (das Andere der Vernunft): perception sensuelle, instinct, intuition, expérience mystique, enfance, rêve, vie pastorale. Wordsworth, romantique anglais, exposant “rose” de cette volonté de réconciliation entre l’Etre et la conscience, plaidera pour l’avènement d'”un cœur qui regarde et reçoit” (A Heart that watches and receives). Dostoïevski abandonnera cette vision “rose”, développera en réaction une vision très “noire”, où l’intellect est toujours source du mal qui conduit le “possédé” à tuer ou à se suicider. Sur le plan philosophique, dans le même filon, tant Klages que Lessing reprendront à leur compte cette vision “noire” de l’intellect, tout en affinant considérablement le romantisme naturaliste: pour Klages, l’esprit est l’ennemi de l’âme; pour Lessing, l’esprit est la contre-partie de la vie, née de la nécessité (“Geist ist das notgeborene Gegenspiel des Lebens“).
Lawrence, fidèle en un certain sens à la tradition romantique anglaise de Wordsworth, croit à une nouvelle adéquation de l’Etre et de la conscience. Hamsun, plus pessimiste, plus dostoïevskien (d’où son succès en Russie et son impact sur les écrivains ruralistes comme Belov et Raspoutine), n’a cessé de croire que dès qu’il y a conscience, il y a aliénation. Dès que l’homme commence à réfléchir sur soi-même, il se détache par rapport au continuum naturel, dans lequel il devrait normalement rester imbriqué. Dans les écrits théoriques de Hamsun, on trouve une réflexion sur le modernisme littéraire. La vie moderne, écrit-il, influence, transforme, affine l’homme pour l’arracher à son destin, à son lieu destinal, à ses instincts, par-delà le bien et le mal. L’évolution littéraire du XIXième siècle trahit une fébrilité, un déséquilibre, une nervosité, une complication extrême de la psychologie humaine. “La nervosité générale (ambiante) s’est emparée de notre être fondamental et a déteint sur notre vie sentimentale”. D’où l’écrivain se définit désormais comme Zola qui se pose comme un “médecin social” qui doit décrire des maux sociaux pour éliminer le mal. L’écrivain, l’intellectuel, développe ainsi un esprit missionnaire visant une “correction politique”.
Face à cette vision intellectuelle de l’écrivain, Hamsun rétorque qu’il est impossible de définir objectivement la réalité de l’homme, car un “homme objectif” serait une monstruosité (ein Unding), construite à la manière du meccano. On ne peut réduire l’homme à un catalogue de caractéristiques car l’homme est changeant, ambigu. Même attitude chez Lawrence: “Now I absolutely flatly deny that I am a soul, or a body, or a mind, or an intelligence, or a brain, or a nervous system, or a bunch of glands, or any of the rest of these bits of me. The whole is greater than the part” (Voilà, je dénie absolument et franchement le fait que je sois une âme, ou un corps, ou un esprit, ou une intelligence, ou un cerveau, ou un système nerveux, ou une série de glandes, ou tout autre morceau de moi-même. Le tout est plus grand que la partie). Hamsun et Lawrence illustrent dans leurs œuvres qu’il est impossible de théoriser ou d’absoluiser une vision claire et nette de l’homme. L’homme, ensuite, n’est pas le véhicule d’idées préconçues. Hamsun et Lawrence constatent que les progrès dans la conscience de soi ne sont donc pas des processus d’émancipation spirituelle, mais une perte, une déperdition de vitalité, de tonus vital. Dans leurs romans, ce sont toujours des figures intactes, parce qu’inconscientes (c’est-à-dire imbriquées dans leur sol ou leur site) qui se maintiennent, qui triomphent des coups du sort, des circonstances malheureuses.
Il ne s’agit nullement là, répétons-le, de pastoralisme ou d’idyllisme. Les figures des romans de Hamsun et de Lawrence sont là: elles sont traversées ou sollicitées par la modernité, d’où leur irréductible complexité: elles peuvent y succomber, elles en souffrent, elles subissent un processus d’aliénation mais peuvent aussi en triompher. C’est ici qu’interviennent l’ironie de Hamsun et la notion de “Phénix” chez Lawrence. L’ironie de Hamsun sert à brocarder les idéaux abstraits des idéologies modernes. Chez Lawrence, la notion récurrente de “Phénix” témoigne d’une certaine dose d’espoir: il y aura ressurection. Comme le Phénix qui renaît de ses cendres.
Le paganisme de Hamsun et de Lawrence
Si cette volonté de retour à une ontologie naturelle est portée par un rejet de l’intellectualisme rationaliste, elle implique aussi une contestation en profondeur du message chrétien.
Chez Hamsun, nous trouvons le rejet du puritanisme familial (celui de son oncle Hans Olsen), le rejet du culte protestant du livre et du texte, c’est-à-dire un rejet explicite d’un système de pensée religieuse reposant sur le primat du pur écrit contre l’expérience existentielle (notamment celle du paysan autarcique, dont le modèle est celui de l’Odalsbond des campagnes norvégiennes). L’anti-christianisme de Hamsun est plutôt a-chrétien: il n’amorce pas un questionnement religieux à la mode de Kierkegaard. Pour lui, le moralisme du protestantisme de l’ère victorienne (en Scandinavie, on disait: de l’ère oscarienne) exprime tout simplement une dévitalisation. Hamsun ne préconise aucune expérience mystique.
Lawrence, lui, perçoit surtout la césure par rapport au mystère cosmique. Le christianisme renforce cette césure, empêche qu’elle ne se colmate, empêche la cicatrisation. Pourtant, la religiosité européenne conserve un résidu de ce culte du mystère cosmique: c’est l’année liturgique, le cycle liturgique (Pâques, Pentecôte, Feux de la Saint-Jean, Toussaint et Jour des Morts, Noël, Fête des Rois). Mais celui-ci a été frappé de plein fouet par les processus de désenchantement et de désacralisation, entamé dès l’avènement de l’église chrétienne primitive, renforcé par les puritanismes et les jansénismes d’après la Réforme. Les premiers chrétiens ont clairement voulu arracher l’homme à ces cycles cosmiques. L’église médiévale a cherché au contraire l’adéquation, puis, les églises protestantes et l’église conciliaire ont nettement exprimé une volonté de retourner à l’anti-cosmisme du christianisme primitif. Lawrence: “But now, after almost three thousand years, now that we are almost abstracted entirely from the rhythmic life of the seasons, birth and death and fruition, now we realize that such abstraction is neither bliss nor liberation, but nullity. It brings null inertia” (Mais aujourd’hui, après près de trois mille ans, maintenant que nous nous sommes presque complètement abstraits de la vie rythmique des saisons, de la naissance, de la mort et de la fécondité, nous comprenons enfin qu’une telle abstraction n’est ni une bénédiction ni une libération, mais pure nullité. Elle ne nous apporte rien, si ce n’est l’inertie). Cette césure est le propre du christianisme des civilisations urbaines, où il n’y a plus d’ouverture sur le cosmos. Le Christ n’est dès lors plus un Christ cosmique, mais un Christ déchu au rôle d’un assistant social. Mircea Eliade parlait, lui, d’un “Homme cosmique”, ouvert sur l’immensité du cosmos, pilier de toutes les grandes religions. Dans la perspective d’Eliade, le sacré est le réel, la puissance, la source de la vie et la fertilité. Eliade: “Le désir de l’homme religieux de vivre une vie dans le sacré est le désir de vivre dans la réalité objective”.
La leçon idéologique et politique de Hamsun et Lawrence
Sur le plan idéologique et politique, sur le plan de la Weltanschauung, les œuvres de Hamsun et de Lawrence ont eu un impact assez considérable. Hamsun a été lu par tous, au-delà de la polarité communisme/fascisme. Lawrence a été étiquetté “fasciste” à titre posthume, notamment par Bertrand Russell qui parlait de sa “madness” (“Lawrence was a suitable exponent of the Nazi cult of insanity”; Lawrence était un exposant typique du culte nazi de la folie). Cette phrase est pour le moins simpliste et lapidaire. Les œuvres de Hamsun et de Lawrence s’inscrivent dans un quadruple contexte, estime Akos Doma: celui de la philosophie de la vie, celui des avatars de l’individualisme, celui de la tradition philosophique vitaliste, celui de l’anti-utopisme et de l’irrationalisme.
1. La philosophie de la vie (Lebensphilosophie) est un concept de combat, opposant la “vivacité de la vie réelle” à la rigidité des conventions, jeu d’artifices inventés par la civilisation urbaine pour tenter de s’orienter dans un monde complètement désenchanté. La philosophie de la vie se manifeste sous des visages multiples dans la pensée européenne et prend corps à partir des réflexions de Nietzsche sur la Leiblichkeit (la corporéité).
2. L’individualisme. L’anthropologie de Hamsun postule l’absolue unicité de chaque individu, de chaque personne, mais refuse d’isoler cet individu ou cette personne hors de tout contexte communautaire, charnel ou familial: il place toujours l’individu ou la personne en interaction, sur un site précis. L’absence d’introspection spéculative, de conscience, d’intellectualisme abstrait font que l’individualisme hamsunien n’est pas celui de l’anthropologie des Lumières. Mais, pour Hamsun, on ne combat pas l’individualisme des Lumières en prônant un collectivisme de facture idéologique. La renaissance de l’homme authentique passe par une réactivation des ressorts les plus profonds de son âme et de son corps. L’enrégimentement mécanique est une insuffisance calamiteuse. Par conséquent, le reproche de “fascisme” ne tient pas, ni pour Lawrence ni pour Hamsun.
3. Le vitalisme tient compte de tous les faits de vie et exclut toute hiérarchisation sur base de la race, de la classe, etc. Les oppositions propres à la démarche du vitalisme sont: affirmation de la vie/négation de la vie; sain/malsain; organique/mécanique. De ce fait, on ne peut les ramener à des catégories sociales, à des partis, etc. La vie est une catégorie fondamentalement a-politique, car tous les hommes sans distinction y sont soumis.
4. L'”irrationalisme” reproché à Hamsun et à Lawrence, de même que leur anti-utopisme, procèdent d’une révolte contre la “faisabilité” (feasability: Machbarkeit), contre l’idée de perfectibilité infinie (que l’on retrouve sous une forme “organique” chez les Romantiques de la première génération en Angleterre). L’idée de faisabilité se heurte à l’essence biologique de la nature. De ce fait, l’idée de faisabilité est l’essence du nihilisme, comme nous l’enseigne le philosophe italien contemporain Emanuele Severino. Pour Severino, la faisabilité dérive d’une volonté de compléter le monde posé comme étant en devenir (mais non un devenir organique incontrôlable). Une fois ce processus de complétion achevé, le devenir arrête forcément sa course. Une stabilité générale s’impose à la Terre et cette stabilité figée est décrite comme un “Bien absolu”. Sur le mode littéraire, Hamsun et Lawrence ont préfiguré les philosophes contemporains tels Emanuele Severino, Robert Spaemann (avec sa critique du fonctionalisme), Ernst Behler (avec sa critique de la “perfectibilité infinie”) ou Peter Koslowski (cf. NdSE n°20), etc. Ces philosophes, en dehors d’Allemagne ou d’Italie, sont forcément très peu connus du grand public, d’autant plus qu’ils critiquent à fond les assises des idéologies dominantes, ce qui est plutôt mal vu, depuis le déploiement d’une inquisition sournoise, exerçant ses ravages sur la place de Paris. Les cellules du “complot logocentriste” sont en place chez les éditeurs, pour refuser les traductions, maintenir la France en état de “minorité” philosophique et empêcher toute contestation efficace de l’idéologie du pouvoir.
Nietzsche, Hamsun et Lawrence, les philosophes vitalistes ou “anti-faisabilistes”, en insistant sur le caractère ontologique de la biologie humaine, s’opposent radicalement à l’idée occidentale et nihiliste de la faisabilité absolue de toute chose, donc de l’inexistence ontologique de toutes les choses, de toutes les réalités. Bon nombre d’entre eux – et certainement Hamsun et Lawrence – nous ramènent au présent éternel de nos corps, de notre corporéité (Leiblichkeit). Or nous ne pouvons pas fabriquer un corps, en dépit des vœux qui transparaissent dans une certaine science-fiction (ou dans certains projets délirants des premières années du soviétisme; cf. les textes qu’ont consacrés à ce sujet Giorgio Galli et Alexandre Douguine; cf. NdSE n°19).
La faisabilité est donc l’hybris poussée à son comble. Elle conduit à la fébrilité, la vacuité, la légèreté, au solipsisme et à l’isolement. De Heidegger à Severino, la philosophie européenne s’est penchée sur la catastrophe qu’a été la désacralisation de l’Etre et le désenchantement du monde. Si les ressorts profonds et mystérieux de la Terre ou de l’homme sont considérés comme des imperfections indignes de l’intérêt du théologien ou du philosophe, si tout ce qui est pensé abstraitement ou fabriqué au-delà de ces ressorts (ontologiques) se retrouve survalorisé, alors, effectivement, le monde perd toute sacralité, toute valeur. Hamsun et Lawrence sont les écrivains qui nous font vivre avec davantage d’intensité ce constat, parfois sec, des philosophes qui déplorent la fausse route empruntée depuis des siècles par la pensée occidentale. Heidegger et Severino en philosophie, Hamsun et Lawrence au niveau de la création littéraire visent à restituer de la sacralité dans le monde naturel et à revaloriser les forces tapies à l’intérieur de l’homme: en ce sens, ils sont des penseurs écologiques dans l’acception la plus profonde du terme. L’oikos et celui qui travaille l’oikos recèlent en eux le sacré, des forces mystérieuses et incontrôlables, qu’il s’agit d’accepter comme telles, sans fatalisme et sans fausse humilité. Hamsun et Lawrence ont dès lors annoncé la dimension géophilosophique de la pensée, qui nous a préoccupés tout au long de cette université d’été. Une approche succincte de leurs œuvres avait donc toute sa place dans le curriculum de 1996.
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Conférence prononcée lors de la quatrième université d’été de la F.A.C.E., Lombardie, juillet 1996.
Analyse: Akos DOMA, Die andere Moderne. Knut Hamsun, D.H. Lawrence und die lebensphilosophische Strömung des literarischen Modernismus, Bouvier, Bonn, 1995, 284 p., DM 82, ISBN 3-416-02585-7.
[Synergies Européennes, Vouloir, Aout, 1997]
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