Avec les Celtes, nous entrons de plein pied, sans reconstruction préalable, dans les deux dernières périodes de la tradition indo-européenne: la société lignagère des quatre cercles et des trois fonctions, qui est celle des royaumes celtiques de la période historique, et la société héroïque, qui est celle des fianna. Tout ce qui, dans le monde gréco-romain, appartient à un passé mythique est encore vivant.
1. La société des quatre cercles et des trois fonctions
L’ancienne société irlandaise telle qu’elle ressort des textes en moyen-irlandais a pour base la tribu túath (*tewtā) gouvernée par un roi, rí (*rēg-s). La formule du serment des héros irlandais «je jure le serment que jure ma tribu» illustre l’importance de ce cercle d’appartenance. L’évolution de la société a entraîné la création d’unités supérieures et par suite une hiérarchie des rois: il y a des «hauts rois», des «rois des hauts rois», et au-dessus d’eux le roi d’Irlande. A chaque échelon est attachée une assemblée. En dessous de la tribu, il y a la famille de quatre générations, derb-fhine «famille certaine» qui succède à la fois au village clanique et à la famille de la société antérieure; la lignée proprement dite, fine, ici comme ailleurs, est réservée aux familles nobles.
La société comporte trois castes, celle des druides, celle des nobles, celle des hommes libres. Cette institutionnalisation de la triade des fonctions, qui ne se retrouve que dans le monde indo-iranien, peut être considérée soit comme une conservation commune et donc un archaïsme, soit comme une évolution parallèle et, vu l’éloignement géographique, indépendante. Comme dans le monde indo-iranien, les esclaves, qui sont ordinairement des prisonniers de guerre, ne font pas partie de la société. On sait que cette organisation a servi de modèle à la société des trois ordres du moyen âge occidental: la société germanique dont elle était issue ne comportait pas de caste sacerdotale et ne pouvait donc faire une place au clergé chrétien. La société irlandaise médiévale est donc plus proche de la société védique du deuxième millénaire que de la cité grecque ou à plus forte raison de la république romaine ou de l’empire romain. Ses institutions et ses coutumes confirment cet archaïsme. Le roi y est soumis à divers interdits (geis) dont la violation entraîne des calamités publiques; il en va de même pour son obligation de «vérité», c’est-à-dire surtout de justice. La pratique magique de l’énonciation de vérité, celle du jeûne du créancier sont aussi des archaïsmes. Les diverses modalités du mariage sont en partie parallèles à celles du droit indien. Louange et blâme sont les mécanismes essentiels de cette société où l’honneur est tenu pour la valeur centrale. C’est une société purement rurale, où la ville est inconnue. La monnaie l’est également: tous les paiement se font en bétail.
2. La société héroïque
En marge de cette société existe une contre société institutionnalisée qui reflète les idéaux, les valeurs et les comportements de la société héroïque: la f́ian, troupe de jeunes guerriers, les fianna, qui bien qu’issus de la noblesse vivent en dehors de la société comme les vrātyas indiens, les maryas iraniens, les berserkir scandinaves. En entrant dans la fían, ils quittent leur lignage. Comme l’indique une étymologie ancienne leur nom, fíanna a venatione, ils vivent de chasse, mais aussi de diverses formes de prédation. Marie-Louise Sjoestedt les a définis en ces termes: «Les fíanna sont des compagnies de guerriers chasseurs, vivant sous l’autorité de leurs propres chefs, en semi-nomades; on les représente passant la saison de la chasse en de la guerre (de Beltine à Samain) à parcourir les forêts d’Irlande, à la poursuite du gibier, ou menant la vie de guérilla; des récits plus récents en font les défenseurs attitrés du pays contre les envahisseurs étrangers, mais tout indique qu’il s’agit là d’un développement secondaire du cycle. Pendant la mauvaise saison (de Samain à Beltine) ils vivent principalement sur le pays à la façon de troupes cantonnées chez l’habitant. Ils n’obéissent pas au pouvoir royal, avec lequel leurs chefs sont fréquemment en conflit». Ce conflit avec les autorités de la société lignagère est typique de la société héroïque. Il se double de conflits internes aux clans fíanna dont on trouve nombre d’exemples dans le cycle de Finn.
En Gaule, la société lignagère des communautés naturelles est elle aussi concurrencée, mais de l’intérieur, par des solidarités électives, comme l’a observé César, La guerre des Gaules, 6,11: «En Gaule, non seulement toutes les cités, tous les cantons et fractions de cantons mais, peut-on dire, toutes les familles sont divisés en partis rivaux; à la tête de ces partis sont les hommes à qui l’on accorde le plus de crédit; c’est à eux qu’il appartient de juger en dernier ressort pour toutes les affaires à régler, pour toutes les décisions à prendre. Il y a là une institution très ancienne qui semble avoir pour but d’assurer à tout homme du peuple une protection contre plus puissant que lui: car le chef de faction défend ses gens contre les entreprises de violence ou de ruse et, s’il agit autrement, il perd tout crédit. Le même système régit la Gaule dans son ensemble: tous les peuples y sont groupés en deux partis». Inutile de préciser que César a tiré de cette situation un avantage décisif. On voit par là que les réalités de la société héroïque de l’âge du bronze coexistent avec celles de la société lignagère, qui remontent au néolithique.
3. Formulaire et groupes de notions
Or paradoxalement les textes ne nous conservent à peu près rien du formulaire traditionnel, et la triade des fonctions est absente des récits et en particulier de la mythologie. On ne saurait expliquer l’absence du formulaire par le caractère oral de la tradition, auquel les druides étaient aussi attachés que leurs homologues indiens et iraniens, car une foule de légendes nous ont été conservées de cette façon. La raison essentielle est que ces récits sont en prose; la poésie, domaine privilégié du formulaire, n’y figure que sporadiquement. L’absence des trois fonctions, surprenante dans une société trifonctionnelle, s’explique par le fait que les récits se fondent en grande partie sur des traditions qui remontent à la période la plus ancienne, celle de la «religion cosmique» et de l’habitat circumpolaire, dont l’Irlande conserve le souvenir avec ses «Iles au nord du monde», où les «tribus de la déesse Dana», c’est-à-dire les dieux du panthéon irlandais, ont «appris le druidisme, la science, la prophétie et la magie, jusqu’à ce qu’ils fussent experts dans les arts de la science païenne». C’est là une attestation directe de l’origine polaire de la plus ancienne tradition indo-européenne. Un bon exemple en est la conception du «héros» telle que l’a résumée Philippe Jouët à l’article correspondant de son Dictionnaire de la mythologie celtique à paraître: «On peut donc attribuer aux cultures celtiques une doctrine d’héroïsation, issue d’une conception préhistorique selon laquelle la survie effective dépendait de la capacité à traverser l’hiver. Traduite en métaphores, cette conception a engendré mythes et doctrines. Par son aptitude à dominer la ténèbre hostile, le héros gagne un lieu généralement insulaire, parfois souterrain quand la terre noire équivaut à la ténèbre, où il reçoit les marques de sa promotion: illumination solaire, faveur des Aurores, trésors, «fruits de l’été» découverts en plein mois de novembre, gloire et renommée. Le vieux schéma celtique de l’incursion dans le Síd, le monde des Tertres enchantés, prend tout son sens dans cette perspective. C’est par là qu’il faut expliquer les métaphores, les images, les scénarios mythologiques et épiques les plus archaïques de la tradition celtique». Un tel «héros» n’a pas grand chose en commun avec celui de la société héroïque, mais illustre la parenté formelle entre son nom grec hērōs et celui de la déesse Hērā «Belle saison».
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De Les peuples indo-européens d’Europe.
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