Ernst Jünger et Martin Heidegger ont, comme chacun le sait, engagé à cinq ans d’intervalle un dialogue sur le nihilisme, dialogue noué au moyen de deux textes particulièrement importants, parus dans les années cinquante à l’occasion de leur 60e anniversaire respectif (1). L’étude et la comparaison de ces textes est particulièrement intéressante dans la mesure où elles permettent de mieux apprécier ce qui, sur ce sujet fondamental, sépare deux auteurs que l’on a fréquemment rapprochés l’un de l’autre et qui ont euxmêmes entretenu une puissante relation intellectuelle durant plusieurs décennies. Nous en donnerons ici une brève présentation.
Dans son approche, qui se veut d’allure délibérément «médicale» (elle comprend un «diagnostic» et une «thérapeutique»), Jünger affirme d’abord que porter remède au nihilisme implique d’en donner une «bonne définition». Reprenant l’opinion de Nietzsche, qui voyait dans le nihilisme le processus par et dans lequel «les plus hautes valeurs se dévalorisent» (La volonté de puissance), il affirme que celui-ci se caractérise essentiellement par la dévaluation, puis la disparition des valeurs traditionnelles, au premier rang desquelles il place alors les valeurs chrétiennes. Il réagit ensuite contre l’idée que le nihilisme serait essentiellement un phénomène chaotique. «On s’est aperçu, le temps aidant, écrit-il, que le nihilisme peut concorder avec de vastes systèmes d’ordre, et que c’est même généralement le cas, lorsqu’il revêt sa forme active et déploie sa puissance. Il trouve dans l’ordre un substrat favorable; il le remodèle à ses fins […] L’ordre non seulement se plie aux exigences du nihilisme, mais est une composante de son style» (pp. 48-52). En ce sens, le nihilisme n’est pas la décadence. Il ne va pas de pair avec le relâchement, mais «produit plutôt des hommes qui marchent droit devant eux comme des machines de fer, insensibles encore au moment où la catastrophe les fracasse» (p. 57). Pareillement, le nihilisme n’est pas une maladie. Il n’a rien de morbide. On le trouve au contraire «lié à la santé physique —là surtout où on le met vigoureusement en oeuvre» (p. 54). Le nihilisme est en revanche essentiellement réducteur: sa tendance la plus constante est de «ramener le monde, avec ses antagonismes multiples et complexes, à un commun dénominateur» (p. 65). Faisant passer la société «de la communauté morale à la cohésion automatique» (p. 63), il conjugue le fanatisme, l’absence de tout sentiment moral et la «perfection» de l’organisation technique.
Ces observations sont caractéristiques. Elles montrent que, lorsqu’il évoque le nihilisme, Jünger se réfère avant tout au modèle de l’Etat totalitaire, et plus spécialement à celui de l’Etat nazi. Le IIIe Reich correspond en effet à cet état social où les hommes sont soumis à un ordre absolu, à une organisation «automatique», tandis que la dévaluation de toute morale traditionnelle va de pair avec une incontestable exaltation de la «santé».
La question qu’on peut alors se poser est de savoir si ce que Jünger est en train de décrire est bien le nihilisme. Ne s’agit-il pas plutôt, tout simplement, du totalitarisme —de ce Léviathan totalitaire, qui a mis la technique à son serive et qui engendre un monde relevant du «paysage des chantiers»? Jünger, par ailleurs, professe un certain optimisme qui transparaît déjà dans le titre de son texte: Passage de la ligne. Evoquant Nietzsche et Dostoïevsky, il constate que leur critique du nihilisme ne les pas a empêchés de se montrer eux-mêmes relativement optimistes, soit que le nihilisme puisse être dépassé «dans un quelconque avenir» (Nietzsche), soit qu’il constitue en quelque sorte « une phase nécessaire, à l’intérieur d’un mouvement qui tend à des fins précises» (Dostoïevski). Jünger reprend ici une idée qui lui est familière: après le pire ne peut venir que le meilleur. Ou plus exactement: une tendance poussée jusqu’à son terme s’inverse nécessairement en son contraire. Ainsi disait-il, dans les années trente, qu’il fallait «perdre la guerre pour gagner la nation». C’est dans cet esprit qu’il cite Bernanos: «La lumière n’éclate que si les ténèbres ont tout envahi. La supériorité absolue de l’ennemi est justement ce qui se retourne contre lui» (pp. 37-38). Or, le sentiment de Jünger est que le pire est passé, que «la tête a franchi la ligne», c’est-à-dire que l’homme a commencé à sortir du nihilisme. Cette affirmation résulte, là encore, de son assimilation du nihilisme au totalitarisme. Comme l’écrit Julien Hervier, «si Jünger croit au dépassement du zéro absolu, l’écroulement de l’hitlérisme, incarnation triomphante du nihilisme moral, n’y est pas pour rien» (Préface, p. 13) (2).
Dans son essai, Jünger s’applique donc essentiellement à décrire l’état du monde tel qu’il l’est, afin de supputer la possibilité que l ’on soit déjà passé de l’autre côté de la «ligne». Sa conclusion peut d’ailleurs paraître modeste. Face au nihilisme, il propose de recourir aux poètes et à l’amour («Eros»). Il en appelle à la dissidence individuelle, à l ’«anarchie authentique». (En 1950, il n’a pas encore inventé la Figure de l’Anarque). «Avant tout, écrit-il, il faut trouver la sécurité dans son propre coeur. Alors, le monde changera».
La démarche de Heidegger est bien différente. Son texte, écrit en réponse à celui de Jünger, se veut avant tout une critique —critique amicale bien entendu, et qui souligne la considération qu’il a pour son interlocuteur, mais qui n’en vise pas moins à substituer à son analyse un tout autre point de vue. La modification du titre est déjà révélatrice. Alors que Jünger a choisi de disserter «sur la ligne» au sens de «au-delà de la ligne» (Über die Linie), Heidegger entend se prononcer «sur la ligne» au sens de «à propos de la ligne» (Über «die Linie»), marquant ainsi d’entrée sa conviction que la ligne n’a pas encore été franchie et son désir de susciter une interrogation sur les raisons pour lesquelles elle ne peut pas encore l’être. A la topographie trans lineam de Jünger, Heidegger déclare donc explicitement vouloir ajouter (et à bien des égards opposer) une topologie de linea: «Vous regardez et vous allez au-delà de la ligne; je me contente de considérer d’abord cette ligne que vous avez représentée. L’un aide l’autre, et réciproquement» (p. 203).
Heidegger commence par contester que l’on puisse, comme Jünger cherche à le faire, donner une bonne «définition» du nihilisme. «En demeurant attachés à l’image de la ligne, écrit-il, nous découvrons qu’elle parcourt un espace, lui-même déterminé par un site. Le site rassemble. Le rassemblement recèle le rassemblé dans son essence. C’est le site de la ligne qui donne la provenance de l’essence du nihilisme et de son accomplissement» (p. 200). S’interroger sur l ’accomplissement du nihilisme dont le monde tout entier est devenu le théâtre —en sorte que le nihilisme est désormais l’«état normal» de l’humanité —, impose donc de chercher à situer ce «site de la ligne» qui fait signe vers l’essence du nihilisme. Pour Heidegger, poser la question de la situation de l’homme dans son rapport au mouvement du nihilisme exige une «détermination d’essence». Comprendre le nihilisme implique que la pensée soit ramenée à la considération de son essence. La réponse sera bientôt donnée. Elle découle de la philosophie de Heidegger, dont on suppose ici connues les lignes essentielles. Le nihilisme, aux yeux de Heidegger, représente la conséquence et l ’accomplissement d’un lent mouvement d’oubli de l’Etre, qui commence avec Socrate et Platon, se poursuit dans le christianisme et la métaphysique occidentale et triomphe dans les temps modernes. L’essence du nihilisme «repose dans l’oubli de l’Etre» (p. 247). Le nihilisme est l’oubli de l ’Etre parvenu à son accomplissement. C’est en cela qu’il est le règne du néant. L’oubli de l’Etre signifie que l’Etre se voile, qu’il se tient dans un retrait voilé qui le dérobe à la pensée de l’homme, mais qui est aussi une retraite protectrice, une mise en attente d’un décèlement: «C’est dans un tel voilement que consiste l’essence de l’oubli». L’oubli, c’est le cèlement de l’Etre-présent au profit de l’étant-présent. Dans la métaphysique occidentale, Dieu n’est lui-même que l’étant suprême. La métaphysique ne connaît que la transcendance, c’est-à-dire la pensée de l’étant. C’est pourquoi il lui est interdit, non seulement d’accéder à l ’Etre, mais même de faire l’épreuve de sa propre essence.
Heidegger précise encore que c’est dans le «règne de la volonté de volonté» que s’accomplit l’essence du nihilisme. Ici, c’est bien entendu la pensée de Nietzsche qui est visée. On sait que, pour Heidegger, la philosophie de l’auteur de Zarathoustra n’est, en dépit de ses mérites, que du platonisme inversé dans la mesure où elle ne parvient pas à sortir du champ de la valeur. La volonté de puissance, analysée par Heidegger comme «volonté de volonté», c’est-à-dire volonté qui se veut de manière inconditionnée, n’est qu’un mode d’apparition de l’être de l’étant, et en ce sens une autre forme de l’oubli de l’Etre. «Il appartient à l ’essence de la volonté de puissance, écrit Heidegger, de ne pas laisser le réel sur lequel elle établit sa puissance apparaître dans cette réalité qu’elle est elle-même essentiellement» (p. 205). Nietzsche a beau déclarer que «Dieu est mort», il reste dans l’ombre de ce Dieu dont il proclame la mort. Or, c’est dans la mesure où Jünger reste lui-même sous l’horizon de la pensée de Nietzsche qu’il se trouve lui aussi visé par la critique de cette pensée faite par Heidegger.
Heidegger revient ici sur le célèbre livre de Jünger, Le Travailleur, paru en 1932. Il souligne que la Figure (ou la Forme, Gestalt) du Travailleur correspond très précisément à la Figure de Zarathoustra à l’intérieur de la métaphysique de la volonté de puissance. Son avènement manifeste la puissance en tant que volonté d’arraisonner le monde, en tant que «mobilisation totale». Dans Le Travailleur, Jünger observait: «La technique est la façon dont la Figure du Travailleur mobilise le monde». Le Travail se déploie à l’échelle planétaire au sens de la volonté de puissance.
Bien entendu, Heidegger n’ignore pas que le regard posé par Jünger sur la technique a évolué. Jünger a d’abord eu la révélation de l’importance de la technique au travers d’une expérience concrète: les batailles de matériel de la Première Guerre mondiale. Il a alors éprouvé, non sans raison, le sentiment que le règne de la technique allait inaugurer un nouvel âge de l’humanité. Il a assimilé ce règne à la domination de la Figure du Travailleur, s’imaginant qu’une telle Figure ne pouvait que s’opposer à l’échelle mondiale à celle du Bourgeois. Sur ce point, Jünger s’est trompé, et il a par la suite reconnu son erreur. Enfin, son opinion sur la technique elle-même s’est modifiée —peutêtre sous l’influence des travaux de son frère, Friedrich Georg (La perfection de la technique, 1946). Après 1945, Jünger a clairement mis en rapport le nihilisme avec le «titanisme» d’une technique qui, en tant que volonté de dominer le monde, l’homme et la nature, suit sa propre course sans que rien ne puisse l’arrêter (3). La technique n’obéit qu’à ses propres règles, sa loi la plus intime consistant dans l’équivalence du possible et du souhaitable: tout ce qui peut être techniquement réalisé sera effectivement réalisé.
Heidegger loue sans réserve la façon dont Jünger, dans La mobilisation totale (1931), puis dans Le Travailleur, a su décrire ce qui se trouve «à la lumière du projet nietzschéen de l’étant comme volonté de puissance». Il lui fait aussi crédit d’avoir finalement réalisé que le règne du travail technicien relève d’un «nihilisme actif» qui se déploie désormais à l’échelle planétaire. En même temps, cependant, il lui reproche de n’avoir pas saisi en quoi le «projet nietzschéen» continue d’interdire la pensée de l’Etre, et souligne que Le Travailleur «reste une oeuvre dont la métaphysique est la patrie» (p. 212).
Ce que reproche en fait Heidegger à Jünger, c’est d’être resté, par-delà son évolution propre, dans le monde de la Figure et de la valeur. La Figure, définie par Jünger comme cet «être calme» qui se donne à voir en mettant le monde en forme à la façon dont un cachet marque de son empreinte, n’est en effet rien d’autre qu’une «puissance métaphysique». La Figure, souligne Heidegger, «repose sur les traits essentiels d’une humanité qui en tant que subjectum est au fondement de tout étant […] C’est la présence d’un type humain (typus) qui constitue la subjectité ultime dont l’accomplissement de la métaphysique moderne marque l’apparition et qui s’offre dans la pensée de cette métaphysique» (pp. 212-213).
Ne plus prendre part au nihilisme ne veut donc pas encore dire se tenir en dehors du nihilisme. La façon dont Jünger, pour «sortir» du nihilisme, propose de se mettre «à l’écoute de la terre», de tenter de savoir «ce que veut la terre», alors même qu’il dénonce le caractère tellurique et titanesque de la technique, est à cet égard révélateur. Jünger écrit: «Le moment où la ligne sera franchie nous révèlera un nouvel Atour de l’Etre; alors commencera de poindre ce qui réellement est». Heidegger répond: «Parler d’un “Atour de l’Etre” reste un moyen de fortune, et des plus problématiques; car l’Etre repose dans l’Atour, en sorte que celui-ci ne peut jamais venir seulement s’ajouter à l’Etre» (p. 229).
Heidegger ne croit nullement que la «ligne zéro» soit désormais derrière nous. A ses yeux, l’«accomplissement» du nihilisme n’en représente absolument pas la fin. «Avec l’accomplissement du nihilisme, écrit-il, commence seulement la phase finale du nihilisme, dont la zone sera probablement d’une largeur inaccoutumée parce qu’elle aura été dominée totalement par un “état normal” et par la consolidation de cet état. C’est pourquoi la ligne zéro, où l’accomplissement touchera à sa fin, n’est à la fin pas encore visible le moins du monde» (pp. 209-210). Mais il ajoute aussi que c’est encore une erreur de raisonner, ainsi que le fait Jünger, comme si la «ligne zéro» était un point extérieur à l’homme, que l’homme pourrait «franchir». L’homme est lui-même la source de l ’oubli de l’être. Il est luimême la «zone de la ligne». «D’aucune façon, précise Heidegger, la ligne, pensée comme le signe de la zone du nihilisme accompli, n’est quelque chose qui se tient là devant l’homme, quelque chose qu’on peut franchir. Alors s’effondre également la possibilité d’un trans lineam et celle d’une traversée pour y parvenir» (p. 233).
Mais alors, si toute tentative de «franchir la ligne» reste «condamnée à une représentation qui relève elle-même de l’hégémonie de l’oubli de l’Etre» (p. 247), comment l’homme peut-il espérer en finir avec le nihilisme? Heidegger répond: «Au lieu de vouloir dépasser le nihilisme, nous devons tenter d’entrer enfin en recueillement dans son essence. C’est là le premier pas qui nous permettra de laisser le nihilisme derrière nous» (p. 247). Heidegger partage l’opinion de Jünger selon laquelle le nihilisme n’est pas assimilable au mal ou à une maladie. Mais il donne une autre portée à cette constatation. Lorsqu’il affirme que «l’essence du nihilisme n’est rien de nihiliste» (p. 207), il veut dire que la zone du plus extrême danger est aussi celle qui sauve. C’est en ce sens que le nihilisme, l’in-sane, peut aussi faire signe vers l’ in-demne. «Entrer en recueillement» dans l’essence du nihilisme, cela signifie se donne la possibilité d’une appropriation (Verwindung) de la métaphysique. L’appropriation de la métaphysique est en effet aussi appropriation de l’oubli de l’être —et par là même possibilité d’un non-cèlement, possibilité d’un dévoilement de la vérité (alèthéia). Jünger écrivait que « la difficulté de définir le nihilisme tient à ce que l’esprit n’est pas capable de se représenter le néant» (p. 47). Heidegger cite cette phrase pour souligner la proximité de l’Etre et de l’essence du néant. Il en tire argument pour affirmer que c’est par une méditation sur le néant que nous comprendrons ce qu’il en est du nihilisme, et que c’est lorsque nous aurons compris ce qu’il en est du nihilisme que nous pourrons surmonter l’oubli de l’Etre. «Le néant, écrit-il, même si nous le comprenons seulement au sens du manque total de l’étant, appartient abs-ent à la Présence, comme l’une des possibilités de celle-ci. Si par conséquent c’est le néant qui règne dans l’essence du nihilisme et que l’essence du néant appartient à l’Etre, si d’autre part l ’Etre est le destin de la transcendance, c’est alors l’essence de la métaphysique qui se montre comme le lieu de l’essence du nihilisme» (p. 236).
Le lieu de l’essence du nihilisme accompli est donc à chercher «là où l’essence de la métaphysique déploie ses possibilités extrêmes et se rassemble en elles» (ibid.). Finalement, écrit Heidegger, «le dépassement du nihilisme exige que l’on entre dans son essence, laquelle entrée rend caduque la volonté de dépasser. L’appropriation de la métaphysique appelle la pensée à un plus initial rappel» (p. 250). Cependant, pour faire sauter la «barrière» qui nous empêche d’entrer en recueillement dans l’essence du nihilisme, il faut encore disposer d’une parole susceptible de donner accès à la pensée de l’Etre. Il faut, en d’autres termes, abandonner la langue de la métaphysique —qui est encore celle de la volonté de puissance, de la valeur et de la Figure — car cette langu, précisément, en interdit l’accès. «La seule façon dont nous puissions réfléchir à l’essence du nihilisme, souligne Heidegger, c’est d’abord emprunter le chemin qui conduit à situer la demeure de l’Etre. Ce n’est que sur ce chemin que la question du néant se laisse situer. Mais la question de la demeure de l’Etre dépérit si elle n’abandonne pas la langue de la métaphysique, parce que la représentation métaphysique interdit de penser la question de la demeure de l’Etre».
Or, c’est bien là ce que Heidegger reproche à Jünger: il lui reproche de s’interroger sur le nihilisme à partir d’un dire et d’une pensée qui restent tributaires de l ’essence de la métaphysique. Dans la mesure où il continue à s’exprimer et à penser dans la langue de la métaphysique, qui est le lieu de l’essence du nihilisme Jünger s’enlève à lui-même toute possibilité de résoudre le problème qu’il a posé. «En quelle langue, demande Heidegger, parle la pensée dont le plan fondamental ébauche un franchissement de la ligne? Faut-il que la langue de la métaphysique de la volonté de puissance, de la Figure et de la valeur soit encore sauvée de l’autre côté de la ligne critique? Et si la langue, précisément, de la métaphysique, et cette métaphysique elle-même (que ce soit celle du Dieu vivant ou du Dieu mort) constituaient en tant que métaphysique cette barrière qui interdit le passage de la ligne, c’est-à-dire le dépassement du nihilisme?» (pp. 224-225).
Nous ne pouvons donc pénétrer l’essence du nihilisme aussi longtemps que nous continuons à nous exprimer dans sa langage. C’est pourquoi Heidegger en appelle à une « mutation du Dire », à une « mue dans la relation à l’essence de la parole». Il en appelle au Dire qui est requis pour surmonter l’oubli de l’Etre. Ce Dire capable, parce qu’il correspond à l’essence de l’Etre, d’ouvrir à la pensée l’accès de cette essence, il l’appelle «Dire de la Pensée», tout en précisant que «ce Dire n’est pas l’expression de la Pensée, mais c’est elle-même, c’est sa marche et son chant» (p. 249). Il faut, conclut-il, faire l’«épreuve du Dire qui est celui de la Pensée fidèle». Il faut «travailler au chemin».
Comment conclure? J’ai parlé d’un «dialogue» entre Jünger et Heidegger à propos du nihilisme, mais ce terme n’est pas tout à fait celui qui convient. Heidegger et Jünger partent souvent de prémisses analogues, mais ils parviennent à des conclusions en partie opposés. Ils sont tous deux d’accord pour estimer que le nihilisme trouve dans la technique moderne son plus solide appui, mais ils ne s’en font pas la même idée. Pour Jünger, la technique est avant tout d’essence «titanesque», alors que pour Heidegger elle est de la métaphysique réalisée. Jünger voit dans le nihilisme l’opposé des valeurs de la métaphysique occidentale et chrétienne. Heidegger y voit une conséquence ultime de ces mêmes valeurs. Jünger se borne à savoir si l’homme, dans son rapport au nihilisme, a «franchi la ligne». Heidegger convie à s’interroger sur ce que signifie le «franchissement». En fait, Heidegger s’appuie sur l’oeuvre de Jünger pour aller plus loin et plus profond, pour élargir la perspective de réflexion, pour convier la pensée à sa propre mutation. Jünger proposait aux «rebelles» un «recours aux forêts». Heidegger convie à emprunter un sentier forestier qui conduit à l’ éclaircie, à cette «clairière» où la vérité (alèthéia), le non-cèlement, sort enfin de l’oubli, c’est-à-dire de ce voilement millénaire qui a gouverné l ’histoire de l’Europe, et dont l’accomplissement planétaire lui enjoint aujourd’hui d’avoir à en penser l’issue.
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Notes
1. Ernst Jünger, «Über die Linie», in Anteile. Martin Heidegger zum 60. Geburtstag, Vittorio Klostermann, Frankfurt/M. 1950, pp. 245-283 ; Martin Heidegger, «Über “die Linie”», in Armin Mohler (Hrsg.), Freundschaftliche Begegnungen. Festschrift für Ernst Jünger zum 60. Geburtstag, Vittorio Klostermann, Frankfurt/M. 1955. Le texte de Jünger a été republié séparément, chez le même éditeur, dans une version légèrement augmentée: Über die Linie, Vittorio Klostermann, Frankfurt/M. 1950, 45 p. (éd. fr.: Sur l’homme et le temps. Essais, vol. 3 : Le noeud gordien. Passage de la ligne, Rocher, Monaco 1958, trad. Henri Plard; 2e éd. augm. d’un avant-propos de Jünger et d’une préface de Julien Hervier: Passage de la ligne, Passeur-Cecofop, Nantes 1993 ; 3e éd.: Christian Bourgois, Paris 1997, 104 p.). Le texte de Heidegger a lui aussi été republié séparément, sans modification, mais sous un nouveau titre: Zur Seinsfrage, Vittorio Klostermann, Frankfurt/M. 1956 (éd. fr.: «Contribution à la question de l’Etre», in Martin Heidegger, Questions I, Gallimard, Paris 1968, pp. 195-252, trad. Gérard Granel). En Italie, les deux textes ont été réunis dans un même volume: Ernst Jünger et Martin Heidegger, Oltre la linea, Adelphi, Milano 1989, trad. Franco Volpi et Alvise La Rocca. Les références de pages citées ici sont celles des dernières éditions françaises.
2. Par la suite, Jünger est quelque peu revenu sur cet optimisme: «Après la défaite, je disais en substance: la tête du serpent a déjà franchi la ligne du nihilisme, elle en est sortie, et le corps entier va bientôt suivre, et nous entrerons bientôt dans un climat spirituel meilleur, etc. En fait, nous en sommes loin» (entretien avec Frédéric de Towarnicki, in Martin Heidegger, L’Herne, Paris 1983, p. 149). Plus fondamentalement, Jünger pense que nous sommes dans une époque de transition —un interrègne —,et que c’est la raison pour laquelle il ne faut pas désespérer: «Pour ma part, je pressens que le XXIe siècle sera meilleur que le XXe» (Entretiens avec Julien Hervier, Gallimard, Paris 1986, p. 156).
3. En fait, même vis-à-vis de ce caractère «titanesque» de la technique, Jünger reste ambigu. D’un côté, il oppose volontiers les titans aux dieux, et s’inquiète des progrès du titanisme (l’«afflux d’énergie»). Mais il écrit aussi: «On aurait tendance à craindre que les titans ne puissent apporter que le malheur, mais Hölderlin lui-même n’est pas de cet avis. Prométhée est le messager des dieux et l’ami des hommes; chez Hésiode, l’âge des titans est l’âge d’or» (avant-propos, p. 26). Le XXIe siècle, selon lui, verra à la fois un essor sans précédent de la technique et une nouvelle «spiritualisation».
[Texte d’une conférence prononcée à Milan].
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