Il est aujourd’hui assez oublié, d’autant que les critiques ont parfois été réservés à son égard, tant il les effrayait par un non-conformisme absolu, bien difficile à classer sur l’échiquier politique hémiplégique droite/ gauche, même s’il avait été, à un bref moment de sa vie, membre du parti communiste.
Le dernier salut qui lui fut adressé est, au printemps dernier, un bel article de Pierre Gillieth dans Réfléchir et Agir, où l’on pouvait relever ce jugement: «C’était avant la fuite, la dernière chance du barbare, celui qui est étranger à la cité et à ses convenances bourgeoises, son matérialisme creux et vaniteux».
L’âge, le soleil, l’exil avaient sculpté ce visage buriné de rides profondes, sous la mèche rebelle d’une longue chevelure noire et grise, à mi-chemin de l’Indien et du Gitan. Il était tout simplement Languedocien, cathare et athée tout ensemble.
Il naît à Toulouse le 31 juillet 1919. 21 ans en 1940, cela vous marque un homme. Il en restera blessé et meurtri comme tous ceux de sa génération. De solides études le conduisent jusqu’à la licence de philosophie.
Mais la guerre est là. Il sera tour à tour pianiste de jazz et maquisard, éternel révolté plutôt que résistant conformiste.
La paix revenue, il s’oriente vers le journalisme. On le lira dans la presse engagée de l’époque: Libération, Combat, Franc-Tireur. Il est naturellement de gauche, mais plus anarchiste que stalinien, comme en témoignera un jour sa pièce: Opéra pour un tyran.
Scénariste et dialoguiste de cinéma, il ne se presse pas pour écrire son premier roman. Ce sera, en 1959, La fête espagnole.
Il approche de la quarantaine et vient de quitter Paris, pour s’installer toute l’année à Cadaquès sur la Costa Brava. Il y a longtemps qu’il ne supporte plus ses confrères «soucieux de leur tirage et de leur compte en banque». Loin de cette «mare de sauriens», il croit seulement «au soleil et au corps des filles». Et aussi «à la civilisation et à la culture». Vaste programme!
Son premier roman raconte une histoire simple: Michel Georgenko, un ancien officier tsariste passé à l’Armée rouge, puis émigré en Belgique, où il étudie les papillons, s’engage dans les brigades internationales en 1936, dès le début de la guerre d’Espagne. Sur la route de Catalogne, il rencontre à Collioure une jeune journaliste franco-américaine, Nathalie, sa cadette d’une vingtaine d’années. Ils deviennent aussitôt amants. Pas une passade, mais, pour l’un comme pour l’autre, l’amour fou. Pourtant, Michel rejoint le front où il se bat courageusement, sans trop y croire.
C’est un peu, mais dans l’autre camp, Drieu à la fin de Gilles. On est loin de L’Espoir et de son «illusion lyrique».
Au cours d’une permission à Barcelone, Michel, ayant retrouvé Nathalie, décide de déserter. En essayant de franchir les Pyrénées, il sera fusillé par quelques anarchistes ruraux qui détestent encore plus les bolcheviks et les trotskistes que les fascistes. Fin de cette courte histoire, toute bruissante de passion et de sang, magnifique portrait d’un “homme véritable” avec sa tendresse, son cynisme, son courage et sa peur.
Après ce début fulgurant, Henri-François Rey, qui vivra désormais entre Cadaquès et Saint-Paul-de-Vence, se lance dans un gros bouquin de près de 700 pages, Les pianos mécaniques. C’est la peinture de Caldeya/Cadaquès en passe de devenir le Saint-Tropez catalan, capitale de la décadence et société sans autres repères que le plaisir, qui est aussi un mal de vivre. Jamais un monde d’ivresse et d’érotisme ne sera aussi férocement caricaturé que cette fresque aux multiples intrigues. Le roman tourne au pamphlet, sans jamais cesser d’être ce que doit être un roman, comme Rey l’écrira un jour lui-même: «Compte-rendu d’un moment du temps, d’un moment de l’histoire et de l’homme au sein de ce temps, de ce centre, quoi qu’il le veuille, de cette histoire».
Alors le romancier devient médium, créateur, prophète… Un Prix Interallié bien mérité viendra le récompenser en 1962.
Le romancier récidive avec Les chevaux masqués, allusion aux montures des picadors, à l’image d’un monde schizophrène.
La mise en place, dans l’arène écrasée de soleil, est terminée. Voici que peut paraître le livre le plus insolite de cet auteur inclassable: Le rachdingue. Nous nous retrouvons à Caldeya/Cadaquès, mais cette fois en hiver. Le “rachdingue”, c’est tout à la fois la fureur de vivre et la fuite en avant devant l’angoisse. L’exilé Martin Lanet cultive un style de vie de matador. Tout cela aboutit à une “fiesta” mémorable. L’antihéros-narrateur est de la race des “semeurs d’inquiétude”.
Rey, après avoir appartenu à la gauche engagée, découvre la solitude, «la solitude contre le monde, contre les autres qu’il faut mépriser, chasser, annihiler».
La charge contre la modernité et son aliénation absolue devient grandiose. Voici le romancier plus que jamais prophète, imprécateur: «Le rachdingue c’est la “chance” de la dernière chance. C’est avaler le temps et avaler l’espace. Et le nier».
En 1970, paraît Halleluyah ma vie, récit plus que roman, où l’on assiste au grand Jeu de l’Oie de Léonard Pal, véritable manuel destiné à ouvrir les portes de la libération et de l’accomplissement. Grand livre chaotique d’une initiation et d’une individuation, bourré de citations, d’aphorismes, d’enseignements. Une seule affirmation, entre des centaines d’autres: «Le monde n’est pas unité mais differénce».
Le barbare, d’abord imaginé en direct au micro d’Europe 1, jour après jour pendant deux mois, va devenir un roman en 1972. On y évoque le dialogue d’un père de 50 ans et de son fils de 15. Le livre s’ouvre sur une citation de Nietzsche: «Il faut porter encore en soi ce chaos pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante». Il se termine sur la vision d’un «univers neuf aux couleurs de la bonne folie».
Après quatre autres romans et un essai sur son ami Salvador Dali, Henri-François Rey meurt à 68 ans, en 1987.
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(National-Hebdo n. 1031 – 22-28 avril 2004).
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